I
Cendres sentit le vent s’engouffrer par la porte de la tour de la compagnie, à la suite du groupe de chevaliers : une bourrasque d’air vif, à la morsure âpre, humide. La stupeur céda le pas à la lucidité avec une promptitude qui la surprit. Qu’on la tue et les Machines sauvages ne feront rien. Pendant les vingt prochaines années. Au minimum.
« Il faut l’exécuter, tout de suite », déclara-t-elle.
Le comte d’Oxford hocha la tête avec gravité. « Oui, madame. Il le faut. »
Elle vit Jonvelle regarder derrière elle, et elle tourna la tête.
Floria avançait vers eux, débarrassant ses épaules de leurs feuilles de lierre, Robert Anselm à sa suite. Jonvelle s’inclina devant sa duchesse.
« Que se passe-t-il ? » demanda Floria.
Cendres chercha rapidement du regard où se trouvait Fernando del Guiz : à peine à un mètre, avec une expression complètement ébahie. Angelotti se tenait à côté du prêtre germanique, une main posée sur la dague à sa ceinture.
« La Faris est ici, déclara Cendres d’un ton neutre.
— Ici ?
— Tu as bien compris.
— Ici, à Dijon ?
— Oui ! » Il y avait du monde, Cendres le constata, mais on ne pouvait rien y faire. Les archers et les hommes d’armes de la compagnie formaient un cercle serré, et écoutaient de toutes leurs oreilles. Euen Huw, en se dépouillant de ses vrilles de lierre et de sa camisole de « sarrasin », se força un passage auprès d’Angelotti, de Rickard, bouche bée, et auprès de Cendres elle-même.
« Dites-lui, milord. » Cendres en appelait à de Vere.
« Madame la duchesse, le rapport dit que tandis que nous rencontrions le roi-calife, un groupe d’esclaves wisigoths désarmés s’est approché de la porte nord-est. Les gardes n’ont pas ouvert le feu sur eux, et avaient d’autant moins de raison de le faire quand ils ont vu, du moins l’ont-ils cru, que le capitaine général Cendres revenait sous leur escorte. » Oxford fit un signe de tête en direction de Cendres. « La Wisigothe s’était taillé les cheveux et sali le visage. Cela a dû suffire à la faire entrer. À part une demi-douzaine d’entre eux, les esclaves ont regagné le camp wisigoth. La femme s’est alors assise et a demandé à parler à la duchesse de Bourgogne, et à Cendres, à qui, dit-elle, elle rend les armes.
— Elle a perdu la tête. » Floria cligna des paupières. « Est-ce vrai ?
— Je ne vois aucune raison de douter des hommes de Jonvelle. D’ailleurs, je l’ai vue, depuis. C’est bien le général wisigoth.
— Il faut la tuer, dit Cendres. Qu’on m’apporte ma hache ; allons à la porte nord-est.
— Cendres… »
Médusée, Cendres entendit comme une hésitation dans la voix de Floria. Jonvelle se redressa, visiblement prêt à recevoir les ordres de sa duchesse.
« La question n’est pas ouverte au débat. On ne plaisante pas, ici, lui dit Cendres avec douceur. Bordel de merde, ma fille ! Tu as chassé le cerf. Elle est ma parente par le sang, mais je sais que nous nous devons de la tuer, sur-le-champ. C’est par son truchement que les Machines sauvages vont accomplir leur miracle maléfique. À la seconde où tu seras tuée, voilà ce qui arrivera : elles agiront à travers elle… et nous mourrons. Tous. Comme si nous n’avions jamais existé. » Cendres dévisagea Floria. « Tout sera tel qu’au-delà de ces frontières. Rien d’autre que le froid et la nuit.
— Je suis uniquement venu m’assurer qu’il ne s’agissait pas de vous, capitaine Cendres, expliqua John de Vere d’un ton rapide. Sinon, je ne sais pas si je ne me serais pas chargé moi-même de l’ouvrage. »
Jonvelle toussa. « Non, messire. Vous ne l’auriez pas fait. Mes hommes ne vous auraient pas obéi. Nous sommes au service de la Bourgogne, et non de l’Angleterre. Son Altesse doit nous en donner l’ordre.
— Fort bien, puisse la grâce divine nous permettre d’agir à présent ! » De Vere se tournait déjà, pour donner des ordres aux janissaires, lorsque Floria l’interrompit :
« Attendez.
— Bon Dieu, Florian ! s’écria Cendres, horrifiée. Qu’est-ce que tu veux dire, par Attendez ?
— Je n’ordonnerai pas d’exécution. J’ai prêté serment de ne faire aucun mal ! J’ai passé la majeure partie de ma vie d’adulte à remettre les gens en état, et non à les tuer ! » Floria saisit avec fermeté le bras de Cendres. « Attends, c’est tout. Réfléchis. Réfléchis un peu à tout ceci. Oui : j’ai chassé le cerf. Elle ne pose aucun danger tant qu’il y a une duchesse de Bourgogne.
— Dame Florian, intervint le comte d’Oxford, c’est une cruelle vérité, mais il y a des hommes et des femmes qui meurent dans les rues de cette ville sous le feu des armes de siège et si, par un accident de ce genre, nous devions vous perdre, si la Faris demeure en vie, nous perdrions tout.
— Tu étais à Carthage avec moi, insista Cendres. Tu as vu les Machines sauvages. Tu as vu ce qu’elles étaient capables de me faire là-bas. Florian. Au nom du Christ, t’ai-je jamais menti sur un sujet important ? Tu sais ce qui est en jeu, ici !
— Je ne le ferai pas !
— Tu aurais dû y réfléchir quand tu as tué le cerf, rétorqua vertement Cendres. Une exécution n’est pas tâche facile. En général, c’est immonde, sale et injuste. Mais ici, nous n’avons pas le choix. Si cela doit te faciliter la tâche, si tu ne veux pas avoir de sang sur les mains, alors je vais me rendre à la porte nord-est, avec milord le comte et les cinq cents Turcs du colonel Bajazet, et nous allons nous en charger tout de suite, sans tenir compte de personne. »
Le poing de Floria se crispa. « Non. Trop facile. »
La douleur que pouvaient ressentir Floria, la Faris, et elle-même, Cendres la mit de côté, de la même façon qu’elle refoulait les larmes de ses yeux brûlants. Elle posa la main sur celle de Floria, cette dernière toujours affublée de la défroque du Noble Docteur, des fragments de larges feuilles vertes pris dans ses cheveux, ses joues rougies par la chaleur de la salle.
« Florian, dit-elle, je ne vais pas perdre de temps. »
Robert Anselm hochait la tête et, d’après les visages des chefs de lance de la compagnie, il était apparent qu’il n’y avait aucun désaccord. Ils pouvaient bien considérer le docteur avec sympathie, mais en termes d’action, jugea Cendres, cela n’y faisait rien.
Angelotti dit doucement à Floria : « Ce n’est jamais facile, dottore. Après une bataille, il y a des hommes qu’on ne peut pas sauver.
— Misère du Christ ; mais que je hais les soldats ! »
En même temps que résonnait ce cri douloureux et horrifié de Floria, un soldat vêtu de la livrée de Jonvelle passa la porte en trébuchant, entre les gardes de la compagnie. Cendres plissa ses yeux pour mieux voir le visage baigné de sueur, affolé, sous le rebord de son chapel de guerre. Elle fit immédiatement signe à l’homme d’avancer, puis indiqua d’un geste qu’elle en déférait à Jonvelle lui-même.
« Oui, sergent ? demanda celui-ci.
— Il y a un messager wisigoth à la porte nord-est ! Qui brandit un drapeau de négociation », ahana l’homme. Il frotta rapidement le bord de son manteau sur son nez qui dégoulinait et aspira une nouvelle goulée d’air. « Dépêché par le roi-calife. Il dit que vous détenez ici son général, et vous ordonne de la libérer. Il a rassemblé environ six cents réfugiés dans l’espace qui sépare nos lignes. Il dit que si vous ne la libérez pas, ils les tueront jusqu’au dernier, hommes, femmes et enfants. »
Les réfugiés et leur escorte se tenaient dans l’intervalle ravagé sous les murailles de Dijon, entre la porte nord-est et la rivière à l’est.
Cendres ne portait aucune livrée permettant de l’identifier, elle avait bouclé sa bavière et relevé sa visière juste assez pour bénéficier d’un champ de vision par l’interstice séparant les deux pièces d’armure. Elle appuya l’épaule contre les créneaux du poste de guet, sachant qu’elle était à peine visible de l’extérieur, et regarda vers le bas.
Derrière elle, une cloche d’abbaye sonnait sixte. Le soleil de midi jetait une lumière pâle et oblique venue du sud. Tassée par la perspective, la foule d’hommes et de femmes qui se dressaient désemparés sur la terre froide semblait réduite. Un réfugié battait des mains pour lutter contre le vent cinglant. Personne d’autre ne bougeait. Les souffles montaient en blanches bouffées de brume. La plupart d’entre eux se tenaient en un bloc, dans des vêtements en loques, serrés les uns contre les autres pour se tenir chaud ; la plupart semblaient être pieds nus.
« Grand Dieu », s’exclama Jonvelle, à côté de Cendres. Il tendit le doigt. « Je connais cet homme. C’est messire Huguet. Il est propriétaire de tous les moulins entre ici et Auxonne ; enfin, il était propriétaire. Et là, sa famille : sa femme et son fils. Et voilà sœur Ermengarde, de notre hospice de Sainte-Herlaine.
— Vous feriez mieux de ne pas y penser », lui conseilla Cendres.
Ce n’était pas la crasse qui l’émouvait, ni les autres marques d’une vie rude, mais leurs visages. Sous les expressions vides que donne une longue expérience de la douleur, persistait la stupeur, l’incapacité à comprendre comment et pourquoi cette déchéance leur était arrivée, ni pourquoi elle leur était arrivée, à eux.
« Est-ce que le roi-calife est sérieux, capitaine ? demanda Jonvelle.
— Je ne vois aucune raison pour qu’il ne le soit pas. Roberto m’a dit qu’ils avaient crucifié plusieurs centaines de réfugiés en vue de vos murailles ici, en octobre dernier, quand ils essayaient de vous contraindre à une reddition rapide. »
Le visage de Jonvelle adopta une sévérité impersonnelle. « Après Auxonne, j’étais à l’hospice, confessa-t-il. On a parlé de massacres. Les chevaliers agissent parfois dans le déshonneur, en temps de guerre.
— Ouais… Vous ne m’apprenez rien, Jonvelle. » Elle plissa des yeux en regardant vers le nord les tranchées et les fortifications du camp wisigoth, vit les protections de bois qui devaient abriter des mangonneaux et des trébuchets. « Ils n’auront pas même besoin d’engins. Les arcs et les arbalètes suffiront, à cette distance.
— Le Christ nous défende.
— Oh, nous, ça va », marmonna Cendres en essayant machinalement de dénombrer les têtes. Les six cents qu’ils avaient estimés ne devaient pas être loin du compte : il pouvait même y en avoir un peu plus. « C’est pour eux qu’il faut vous inquiéter… Capitaine Jonvelle, faisons monter autant d’arquebusiers et d’arbalétriers que possible. Donnons l’impression de masser nos forces ici. Ensuite, faites disposer quelques unités près de la poterne.
— Vous ne ferez parvenir qu’un très petit nombre de femmes et d’enfants affaiblis par la faim jusqu’à cette porte, fit valoir le Bourguignon. Sans même parler de la franchir.
— S’il faut en arriver là, c’est ce que nous ferons. Entretemps… » Cendres s’écarta des créneaux, parcourut quelques mètres le long du mur jusqu’au pavillon blanc de son propre héraut, et se pencha par-dessus le hourd. « Holà, en bas ! »
Deux des golems messagers en pierre se tenaient à quelque distance du pied de la muraille. Devant eux, sous sa bannière blanche brodée de noir et d’or, Agnès Dei levait les yeux vers le haut. Une douzaine de ses propres mercenaires l’accompagnaient, et quelques autres sous une livrée rouge que Cendres ne reconnut pas jusqu’à ce qu’elle voie Onorata Rodiani debout près du condottiere italien.
« Holà, l’Agneau.
— Holà, Cendres.
— Maîtresse Rodiani.
— Capitaine général Cendres.
— Alors, comme ça, ils continuent à vous charger des boulots de merde ? »
Avec la distance, le visage d’Onorata Rodiani était indéchiffrable. Sa voix semblait tendue. « Le patron Gélimer allait envoyer vos propres hommes, ceux de Mynheer Joscelyn Van Mander pour s’en occuper. Je l’ai convaincu que cela pouvait ne pas servir au mieux ses intérêts. Avons-nous un accord, ici ?
— Je ne sais pas. Je continue d’en discuter avec ma patronne. » Cendres appuya ses bras couverts de plate sur la pierre. « Votre gars est sérieux, alors ? »
Agnès Dei inclina vers le haut sa visière d’armet, dont s’échappa une longue mèche de cheveux noirs. Sa bouche rouge composait un espace mobile dans sa barbe, loin au-dessous, et sa voix monta clairement jusqu’à Cendres :
« Le roi-calife nous a donné des ordres pour démontrer ici sa détermination. Ces golems iront réduire en lambeaux une de ces paysannes ou un de ces enfants, sur un mot de nous. Madone Cendres, j’aurais préféré pouvoir considérer cela comme déjà accompli, je n’ai guère envie de le faire. Mais nous nous trouvons en un lieu où mon maître nous voit. »
La morne lumière étincela sur les cannelures de son gantelet germanique quand il leva la main.
La forme couleur de grès du Golem s’avança vers les réfugiés. Même depuis les remparts, Cendres voyait la profondeur de ses traces de pas dans la terre retournée, et estimait ainsi le poids de chaque membre. Des femmes hurlèrent, battant en retraite pour se presser contre les lanciers wisigoths, en tirant leurs enfants aussi loin que possible dans la foule de gens ; un ou deux hommes firent mine d’avancer, la plupart se battirent pour s’écarter.
Le golem tendit le bras en avant avec fluidité et précision ; ses engrenages de bronze miroitèrent, sa main de métal et de pierre passa devant l’épaule d’un lancier – Cendres ne put voir si l’homme réagissait – et se referma sur quelque chose. Le bras se retira en souplesse. Une femme d’une cinquantaine d’années donnait des coups de pied, griffait et hurlait, halée en avant par la poigne autour de son biceps. Deux petits enfants, cramponnés à ses cuisses, furent entraînés à travers les lignes de lanciers.
Un crac ! sec s’éleva dans l’atmosphère d’hiver.
La femme s’amollit et resta suspendue en une position artificielle dans la main du golem, son bras et son épaule tordus selon un angle anormal. Décrochés par une saccade, les deux enfants, la bouche en carré, poussèrent des hurlements. D’un coup de pied, un des lanciers leur fit réintégrer la foule des réfugiés. Cendres se surprit à marmonner : « Merci », sachant qu’il s’agissait, pour une fois, d’un geste pour les mettre en sécurité.
Elle se pencha en avant entre les merlons et beugla : « Vous n’êtes pas obligés de… »
Le golem ne leva pas la tête. Seul dans un monde de solipsisme où la chair n’a pas plus de signification qu’un quelconque tissu, il traîna la femme à l’épaule brisée, à demi consciente, pour qu’elle se retrouve face à la porte nord-est. Sous le long bliaud, ses chevilles étaient brunes de boue et jaunes de merde.
Des engrenages de bronze brillèrent et coulissèrent. Tandis que la femme raclait et griffait des bras de pierre avec les doigts écorchés d’une main, le golem se pencha et referma la main autour de ses deux cuisses. Un hurlement perçant déchira le matin. Cendres vit des doigts de pierre s’enfoncer dans la chair jusqu’à la deuxième phalange.
Le golem souleva la femme entre ses deux mains. Il l’avait saisie par le cou et les cuisses, à l’avant et à l’arrière.
Il lui tordit le corps, comme s’il l’essorait.
Tout bruit cessa. Des intestins roses glissèrent en fumant dans l’air glacé. Le golem lâcha la chair tordue. Dans sa tête, Cendres décompta le dos brisé, les hanches broyées, la cage thoracique ouverte, la nuque rompue – Ne sois pas idiote : on ne peut pas sentir d’odeur, ici en haut.
Elle cligna des paupières et détourna les yeux.
Pour autant qu’elle puisse voir, dans l’air froid qui lui piquait les yeux, le regard d’Agnès Dei était fixé sur la brume grise de givre au-dessus de l’Ouche.
« Bon Dieu. » Cendres laissa échapper un profond soupir. « Merde. De combien de temps est-ce que je dispose avant de revenir avec une réponse ? »
Onorata Rodiani, apparemment indifférente, lança : « Vous avez tout le temps que vous voulez. Eux, par contre… », elle indiqua les réfugiés d’un bras couvert d’acier rutilant, « … ont jusqu’à ce que le patron Gélimer perde patience. Vous détenez la femme qui, jusqu’à aujourd’hui, était premier général de son empire et commandait ses troupes en Chrétienté. Combien de temps ? Vous en savez autant que moi, capitaine général Cendres. Plus, probablement.
— D’accord. » Cendres se redressa, plaçant ses paumes à plat contre la pierre. « J’arrive. Vous pouvez dire à votre patron que j’ai compris le message. »
« Si je la tue, déclara Floria del Guiz, six cents personnes meurent. »
Cendres suivait la duchesse de Bourgogne à travers les cloîtres de l’abbaye Saint-Étienne, six rues en retrait de la porte nord-est. Les hommes de Jonvelle avaient estimé l’abbaye assez sûre pour y placer la Faris sous bonne garde.
« Et si tu ne la tues pas, c’est tout le monde qui y passe !
— Je ne suis pas encore morte », grogna Floria tandis que l’important groupe d’hommes en armes entrait dans les bâtiments principaux. « Et si je suis effectivement tuée, il se peut que ce soit en des circonstances qui permettront aux Bourguignons de mener une nouvelle chasse. Je pense aux six cents personnes là-bas dehors. Ce sont eux que je vais devoir regarder mourir.
— Rien ne t’oblige à regarder », répliqua Cendres, pragmatique. Elle surprit l’expression sur le visage de Florian, poussa un soupir en ralentissant le pas. « Mais tu vas le faire. Parce que la première fois qu’arrive un truc de ce genre, tout le monde se sent obligé. Fais-moi confiance, tu ferais beaucoup mieux de rester à l’écart des remparts. »
Auprès de Cendres, Jonvelle observa : « Et c’est vous qui dites ça, capitaine général, alors que vous envisagez une sortie par la poterne pour en sauver autant que vous pourrez ? »
Temporairement embarrassée, Cendres jeta un coup d’œil en arrière pour s’assurer que ses propres hommes, ainsi que les Bourguignons, la suivaient vers le réfectoire.
« Ça vaut le coup d’essayer, grommela-t-elle. Demandez donc à ces pauvres couillons, là dehors. »
Derrière elle, les cloîtres retentissaient du bruit des bottes des soldats contre les dalles striées de blanc par le givre. Même à midi, le givre se plaquait encore sous l’ombre projetée par chaque pilier. À l’intérieur, en entrant dans le grand réfectoire chaulé, on bénéficiait au moins de la chaleur des cuisines. Cendres ignora les moines, qui s’activaient à l’arrière-plan, et les bruits venus des dortoirs, réquisitionnés pour le soin des malades.
« Écoute, Florian, je vais te présenter la situation comme ça : est-ce que tu veux ordonner l’exécution de la Faris maintenant, pour faire plaisir aux Bourguignons, ou préfères-tu nous voir, moi, milord d’Oxford et la compagnie nous faire tuer en tentant de l’atteindre ? »
Florian émit un bruit de crachat et jeta à Cendres un coup d’œil de colère frustrée et méprisante. « Tu en as vraiment l’intention, n’est-ce pas ? »
Le comte anglais en exil lui adressa un regard perplexe, mais se borna à dire : « Madame, je suis de cet avis, moi aussi. » Une femme se leva, dans le réfectoire encombré.
Le soleil d’hiver se reflétait contre les murs blancs. Il illuminait de particules de poussière les cheveux d’argent coupés court de la femme. Une femme, debout entre des esclaves wisigoths en tuniques courtes ; une femme qui portait un justaucorps, un haut-de-chausses à la mode européenne – des vêtements beaucoup trop grands pour elle, visiblement. Ses cheveux coupés mettaient ses pommettes particulièrement en relief. Aucune traînée de boue ne pouvait suggérer la présence de cicatrices. Elle paraissait très jeune. Elle ne portait ni harnois ni épée.
Par-dessus les quelques bancs et tables en bois qui restaient encore, Cendres se retrouva face à face avec la Faris.
L’enfant esclave à la gauche de cette dernière était Violante, qui grelottait de froid. Une grosse femme aux cheveux gris était assise par terre, cachée à demi sous la longue table : Adelize. Floria del Guiz dépassa Cendres et s’interposa entre elles. « Un peu de bon sens, dit-elle. Nous devons la renvoyer, pour sauver des vies. Tout de suite ! Elle ne représente aucun danger tant que je suis en vie. »
Cendres lança un regard noir à la femme qui lui bouchait le passage. Elle dégagea d’un coup de pouce son épée de la tension du fourreau. « Tu n’as peut-être pas remarqué, mais il y a une guerre en cours, bordel. Tant que tu es en vie, d’accord, mais ça ne durera peut-être plus longtemps ! »
Floria fit une moue acide puis agita la main comme pour balayer le geste de Cendres avec son épée. Quand elle parla, ce ne fut pas pour plaider, mais pour exprimer un mépris irrité :
« Misère du Christ, Cendres ! Si tu ne veux pas sauver ces gens au-dehors, voilà une autre raison de la garder en vie quelques heures. Réfléchis-y, en dehors de toute autre considération : jusqu’à ce jour, c’était le commandant en chef de l’armée wisigothe.
— Ah, merde. » Cendres détourna les yeux de la Faris pour regarder Floria. « Mais dis donc : tu faisais attention, quand tu étais chirurgienne de la compagnie. »
La chirurgienne duchesse, dépeignée et curieusement digne, répéta : « Le commandant en chef de l’armée wisigothe. Réfléchis à tout ce qu’elle sait sur le siège. Elle sait ce qui s’est passé après qu’elle a cessé de faire ses rapports par l’intermédiaire du Golem de pierre ! Ça représente des semaines ! Elle peut nous dire à quoi ressemble la situation, là dehors !
— Mais les Machines sauvages…
— Cendres, il va falloir que tu lui parles. Que tu l’interroges. Ensuite, nous la renverrons à Gélimer. Et nous prierons, ajouta Floria, pour qu’il ne commence pas à faire un massacre dehors avant que nous en ayons terminé. »
La première ruée dans la salle de gens à leur suite se ralentit. Cendres prit conscience que des hommes d’armes se déployaient : ses unités, celles de l’armée bourguignonne, et Jonvelle qui s’entretenait sur un ton pressant avec Olivier de La Marche, tout juste arrivé. Elle croisa le regard de Robert Anselm, leva la main en guise d’avertissement. On n’agit pas encore.
« Tu sais ce que tu risques ? »
Floria leva ses sourcils. Un instant, elle ressembla beaucoup à son demi-frère plus jeune. « Je sais que je risque la vie de six cents personnes au-dehors si le roi-calife Gélimer décide de* se mettre à les massacrer dans les minutes qui viennent, au lieu d’attendre plusieurs heures.
— Ce n’est pas de ça que je parlais.
— Non, mais c’est quand même vrai.
— Et merde ! » Cendres regarda autour d’elle.
Elle enregistra la présence d’Angelotti à la porte du réfectoire. Le maître artilleur discutait avec animation avec le colonel Bajazet. À part les troupes bourguignonnes qui cernaient les Wisigoths, il y avait là une femme en vert, la sœur supérieure Siméon, qui s’efforçait, avec une certaine mauvaise humeur, sans prêter attention à la situation autour d’elle, de convaincre Adelize de sortir de sous la table.
La grosse femme aux cheveux blancs en train de baver pleura et agita les mains, en écartant d’une claque celles de la bonne sœur.
Aux côtés de Cendres, Fernando del Guiz s’efforça de dissimuler une expression dégoûtée. Elle détourna les yeux de lui, sentant une rougeur envahir ses joues.
« Bordel de Christ ! » s’exclama-t-elle avec acrimonie, les poings sur les hanches. « On va faire entrer toute la ville, putain. Roberto ! Isole-moi cette salle ! »
Anselm ne quêta pas des yeux la permission de la chirurgienne duchesse. Jonvelle se déplaça pour l’intercepter, et ne recula que sur l’ordre acerbe de Floria : « Personne d’autre n’entre ici… à part l’abbé !
— On se croirait à la foire de la Saint-Michel ici ! soupira John de Vere. Capitaine, on ne peut dédaigner d’avoir un commandant ennemi entre les mains ; cela pourrait faire basculer le siège. Et bien que l’affaire concerne plus de gens que ceux de Dijon, nous avons ici sous nos ordres des hommes dont nous ne devrions pas gaspiller la vie sans nécessité. »
Fernando del Guiz croisa les bras, considérant la salle du monastère avec une expression désorientée. Il secoua la tête, rit avec une expression qui disait clairement : Qu’est-ce que vous voulez faire d’autre ? « Si je pouvais voir la tête du roi-calife, en ce moment… ! »
Cendres lança un ordre. Deux des hommes de Jonvelle vinrent l’escorter hors de la salle. Il s’en fut sans protester.
Cendres se retourna pour faire face à la Faris.
« Pourquoi ? » demanda-t-elle.
La lumière des fenêtres du réfectoire tombait clairement sur le visage de la Faris. Avec ce deuxième coup d’œil, Cendres constata immédiatement combien elle avait les traits tirés ; sa peau avait un teint horrible, ses yeux étaient bordés de rouge. Sa main gauche cherchait sans cesse quelque chose sur sa cuisse. Le reflet exact de la propre attitude de Cendres, la main posée sur son épée. Quand elle parla enfin, ce fut avec douceur, en s’adressant à Cendres, employant le dialecte carthaginois qu’on entendait d’ordinaire dans les campements militaires :
« N’oublie pas que j’ai permis la chasse.
— Quoi ? » Floria vint se placer à côté de Cendres, en dévisageant la Wisigothe. « Je n’ai pas compris ce qu’elle a dit.
— Elle me rappelle qu’elle a laissé courir la chasse. Et que, sans elle, il n’y aurait pas de duchesse à l’heure qu’il est. »
Croisant le regard de Florian, Cendres n’eut pas besoin de parler pour confirmer qu’elles partageaient un instant d’amusement sombre.
« C’est vrai, dit-elle. Elle l’a fait. »
La Faris déglutit. Sa voix était tendue. « Dis-le à ta Bourguignonne. Cela, elle me le doit.
— Cela ? »
La Wisigothe employa la langue de Bourgogne du Sud, qu’elle parlait avec un léger accent. « Refuge. Sanctuaire. J’ai donné les ordres. J’ai retenu mes commandants pour que vous puissiez aller chevaucher dans la forêt sauvage. »
La Faris se tenait debout, mal à l’aise dans la tenue européenne qu’elle portait, visiblement guère habituée au haut-de-chausses et aux courtes jupes du justaucorps qu’elle continuait machinalement à tirer vers le bas. Au cours des cinq semaines écoulées depuis leur dernière rencontre, de part et d’autre d’une table dans le camp wisigoth, elle semblait avoir maigri ; ou peut-être, supposa Cendres, était-ce le fait qu’elle ne portait pas d’armure, qu’elle n’avait pas de soldats avec elle, qu’elle paraissait radicalement plus jeune.
« C’était il y a plus d’un mois, répliqua froidement Cendres. Durant ce temps-là, tu aurais pu revenir à Carthage et détruire la machina rei militaris. Alors ça, oui, ç’aurait été utile. »
La peur passa subitement sur le visage de la Wisigothe.
« Tu y retournerais à Carthage, toi ? Tu t’approcherais d’aussi près des Machines sauvages ? » Elle soutint le regard de Cendres, les yeux gonflés et rougis par un long manque de sommeil, et Cendres eut le temps de se demander : Est-ce à cela que je ressemble, moi aussi ? avant que la Faris n’ajoute : « J’y serais allée. Je n’ai pas pu. Pas aller si près. Pas alors qu’elles sont ici… » Elle se toucha la tempe. « Pas quand elles peuvent… m’utiliser sans mon consentement. Toi aussi, tu les entends.
— Non.
— Je ne te crois pas ! » Sa voix dérapa dans un cri.
Adelize se mit à glapir et à rugir.
La Faris s’interrompit, baissant la main pour caresser de ses doigts hésitants les cheveux de la femme. Violante lui lança un regard de mépris et prit la femme dans ses bras maigres, faisant des efforts pour encercler ses épaules.
« Pas avoir peur, dit Violante dans ce carthaginois des esclaves que Cendres comprenait à peine. Adelize, pas avoir peur. »
Adelize repoussa doucement Violante, en caressant le devant de la tunique de la petite fille… non, pas sa tunique, s’aperçut Cendres. Caressant la bosse d’un corps, petit et mobile, qui se faufila jusqu’à l’encolure de Violante.
Cendres regarda sa mère se laisser lécher les doigts par le rat gris et blanc.
Adelize le caressa. Elle bredouilla : « Pauvre, pauvre ! Pas être inquiet. Tout doux, tout doux. Pas avoir peur.
— J’ai discuté avec mon père Léofric. » La main de la Faris n’arrêta pas de caresser les cheveux d’Adelize.
« Il peut parler ? demanda Cendres d’un ton goguenard.
— Lui et moi, nous avons essayé de convaincre le seigneur calife Gélimer de détruire le Golem de pierre. Il refuse de le faire. Gélimer ne croit rien de ce que dit mon père. Toute cette conspiration des Machines sauvages, selon lui, est une manœuvre politique de la maison Léofric, mais pas une base sur laquelle fonder une action.
— Bordel de merde ! » s’exclama Cendres, coupant la parole à la fois à Florian et à John de Vere. « Tu avais deux légions, là dehors, qu’est-ce qui t’empêchait de tuer Gélimer, de rentrer à Carthage et de transformer le Golem de pierre en gravier, à coups de marteau ? Hein ? Quoi ? »
Sa colère disparut devant l’expression désorientée de son interlocutrice.
Elle a entendu le Golem de pierre pendant vingt ans, il a été là pour la conseiller au combat du plus loin que remontent ses souvenirs, et tout ce qu’elle a fait dans sa vie a été accompli pour le roi-calife : non, jamais elle n’envisagerait de rentrer chez elle à la tête d’une rébellion armée…
« Je sais qu’on nous a trahis, dit la Faris, et que mes hommes vont périr, qu’ils l’emportent ou pas. J’ai essayé de préserver leurs vies. D’abord, en laissant les engins, et non plus les assauts, mener le siège ; ensuite, en laissant la duchesse de Bourgogne en vie, pour qu’elle barre la route aux démons du sud. Tu aurais agi de même, ma sœur.
— Je ne suis pas ta sœur, bordel de Dieu ! C’est à peine si on se connaît.
— Tu es ma sœur. Nous sommes toutes deux des guerrières. » Les doigts de la Faris cessèrent de caresser la tête d’Adelize. « À défaut d’autre chose, souviens-toi que voici notre mère. »
Cendres leva les mains au ciel. Elle se retourna vers Floria. « Vas-y, toi, parle-lui ! »
Cendres vit le regard de Robert Anselm posé sur elle, s’aperçut que ses yeux et ceux d’Angelotti allaient, de façon tout à fait inconsciente, d’elle à la Faris, et de la Faris revenaient vers elle.
John de Vere murmura quelque chose à Bajazet, alors que le Turc montrait également la Faris du doigt.
La chirurgienne duchesse demanda : « Pourquoi êtes-vous ici, dans Dijon ?
— Pour demander sanctuaire, répéta la Wisigothe.
— Pourquoi maintenant ? »
Olivier de La Marche avança avec décision, Jonvelle derrière lui, afin de prendre une place d’où défendre leur duchesse. Jonvelle parla, en réponse à la question de Floria. « Votre Altesse, pour s’infiltrer dans la ville et vous assassiner, pourrait-on supposer. Je suis de l’avis de notre Pucelle, Cendres, sur ce point. Elle ne vous donnera aucune information utile. Faites-la exécuter sans plus de discours. »
La Faris, avec le premier indice d’un humour acide comparable à celui de Cendres, déclara : « Amir duchesse, puisque vous me posez la question, je suis ici maintenant, parce que nous sommes à l’heure où le roi-calife a émis l’ordre de me faire arrêter et exécuter.
— Ah. » Cendres hocha la tête avec satisfaction.
« Il a installé Sancho Lebrija à ma place comme commandant », ajouta la Faris.
Cendres se souvint du cousin brutal et sans humour d’Asturo Lebrija, un homme qui ne ferait rien, sinon suivre les ordres de son roi-calife. « Quand Lebrija a-t-il pris le commandement ?
— Maintenant. Voilà une heure. » La Faris haussa les épaules. « Au cours des pourparlers, l’amir Gélimer a clairement laissé entendre qu’il me considérait comme une enfant gâtée et lunatique. Après cela, devant ses alliés, comment pouvait-il continuer à m’utiliser comme commandant ? Il a considéré que j’étais partie prenante dans ce qu’il considère comme un complot de la maison Léofric ; c’était une façon de disposer de moi.
— Mais bien sûr, commenta Cendres.
— J’ai alors su que j’allais être exécutée dans l’heure. J’ai quitté l’entrevue avec un peu d’avance sur les autres, j’ai convoqué mes esclaves, j’ai changé de vêtements pour cette tenue prise à l’ennemi et j’ai ordonné aux esclaves d’escorter Cendres jusqu’à la porte de Dijon. Et on m’a laissée entrer. » La main de la Faris se porta à ses cheveux récemment coupés. À deux mètres de distance, la saleté qui lui marquait le visage ne dissimulait pas son absence de cicatrices.
« L’amir Gélimer a ordonné à mon père de tuer et de disséquer tous les esclaves de notre lignée : Adelize, Violante, ces autres ici, et moi-même. Je crois que mon père Léofric le fera. S’il pense que cela convaincra le roi-calife de la véracité de ses dires sur les Machines sauvages, il le fera sans hésiter. Il le fera… »
Cendres ne le percevait pas elle-même, mais elle savait que c’était par sa voix, la voix de Cendres, que les autres membres de l’assistance, dans ce réfectoire clair de l’abbaye de Dijon, entendaient parler la Wisigothe. Seul un léger accent les différenciait. Elle contempla le visage de sa jumelle, oubliant dans cette étrange identification tout le reste : les otages, la guerre, les Machines sauvages.
« Tu m’as fait confiance », dit la Faris. Sa voix identique insista : « Tu m’as fait assez confiance pour me dire que le duc Charles était mourant… quand tu es venue négocier dans mon camp, avant la chasse. Il y avait de la confiance entre nous alors que, si tu avais suivi ton raisonnement, tu aurais dû me tuer. J’ai peu d’espoir que tu ne le fasses pas, à présent. Et avec Gélimer, je n’en ai aucun. »
Elle poussa un soupir, déplaçant la tête comme si sa cascade de cheveux était toujours présente, et sa main chercha ce qu’elle avait perdu. Son regard se posa sur la duchesse de Bourgogne.
« Je suis sotte, déclara la Faris. Il n’y a aucun espoir ici non plus. Pour que vous soyez en sécurité, il faut que je meure. » Floria, fronçant les sourcils, mordit la cuticule en bordure de son ongle. « Machines sauvages ou pas, Gélimer a besoin de me tuer pour des raisons bien différentes. Cette guerre ne va pas cesser d’un seul coup. Il ne connaît pas les conséquences de ses actions. C’est sans importance. Si vous étiez morte…
— Si j’étais morte, souffla la Faris, ce serait la fin de l’influence des Machines sauvages pendant une génération et plus. Avant qu’on puisse en sélectionner une autre comme moi. Plus longtemps, peut-être. Il faudra du temps, et un autre roi-calife, avant qu’on fasse confiance à nouveau au Golem de pierre.
— Mais cela viendra », dit Floria.
Olivier de La Marche déclara froidement, en s’avançant : « Madame la duchesse, ce sera à nos fils et à nos petits-fils d’y mettre un terme. Et pour cette raison, prenez ceci en considération : la Bourgogne doit survivre maintenant. Il le faut ! Sinon, le jour venu, il n’y aura personne pour se dresser contre les démons du sud. Ils pourront agir à leur guise, sans duc ni duchesse pour les contrecarrer. Si la Bourgogne a disparu, ils pourront accomplir tous les noirs miracles qu’ils voudront, et ensuite, ce sera comme si nous n’avions jamais vécu ni lutté contre eux. »
Cendres contempla le visage buriné du champion des tournois, capitaine de la garde. Le soldat bourguignon hocha la tête avec décision.
« Je connais les pouvoirs du duc de Bourgogne, damoiselle capitaine. Pourquoi ces démons méridionaux se soucieraient-ils que nous tuions leur faiseuse de miracles, à présent ? Ils peuvent en sélectionner une autre, que ce soit dans vingt ans ou dans deux cents. Si la Bourgogne a été anéantie, alors, dans vingt ans ou dans deux cents, il n’y aura rien pour leur barrer la route. Et l’hiver recouvrira bel et bien le monde. »
Un mouvement à la porte fit tourner la tête à Floria. Cendres vit l’abbé de Saint-Étienne entrer avec une poignée de moines. Olivier de La Marche l’intercepta, apaisant ses imprécations étouffées. Les moines du réfectoire se coulèrent hors de vue.
« Combien de temps ? demanda Floria.
— J’étais sur le rempart il y a un quart d’heure. » Cendres regarda en plissant les yeux la lumière solaire qui traversait les fenêtres en ogive. « Davantage, peut-être. »
Florian joignit les mains, entrelaçant ses doigts avant de les appuyer contre ses lèvres. Elle considéra la Faris. Subitement, elle laissa retomber ses mains et déclara : « Si je vous garde en vie maintenant, il y a six cents personnes debout dans la boue devant les murs qui vont mourir. Mais si je vous restitue à Gélimer, la guerre fera périr des milliers de personnes supplémentaires. »
Cendres vit John de Vere hocher la tête, ainsi qu’Olivier de La Marche.
Impitoyable, Floria poursuivit : « Si je vous tue, les Machines sauvages ne pourront pas vous utiliser pour opérer leur miracle… Mais ça n’arrêtera pas la guerre. Ni les morts. La guerre va continuer, que vous soyez morte ou vivante. Nous sommes en train de perdre. D’un autre côté, si je vous garde en vie, vos connaissances en tant que commandant de leurs armées signifient que nous pouvons poursuivre le combat. Et la Bourgogne doit survivre, ou il n’y aura plus rien pour arrêter les Machines sauvages la prochaine fois qu’elles réussiront à obtenir un enfant de la lignée de Gondebaud. Cendres, j’ai bien compris la situation ? »
La voix de la chirurgienne duchesse avait un ton acerbe. Cendres, à la torture pour elle, faillit lui sourire. « Je n’ai pas l’impression que tu aies oublié quoi que ce soit.
— Et ce sont les options qui s’offrent à moi.
— Et à moi aussi.
— Non. Non, pas cette fois. » Le regard de Floria engloba Anselm, Angelotti et les hommes de la compagnie, se déplaça vers Olivier de La Marche et Jonvelle, et l’assemblée de nobles et de commandants bourguignons. « Tu l’as dit toi-même. C’est moi qui ai chassé le cerf. La décision m’appartient.
— Pas si j’en décide autrement. »
C’était dit avant qu’elle puisse se retenir. Cendres secoua la tête, se détestant elle-même. Oui, c’est vrai, mais ce n’était pas le moment de le lui rappeler.
Et merde.
Ne sachant comment éviter le gouffre qui béait sous ses pieds, Cendres protesta, dans le silence général. « Tu peux parler autant que tu veux de vingt ou deux cents ans. Tu oublies le présent. Une flèche perdue, un rocher expédié par un mangonneau, un espion ou un assassin que Gélimer réussit à introduire dans la ville… et alors, dans l’instant, nous verrons s’accomplir le miracle des Machines sauvages. Je me fiche de ce que ma sœur… », Cendres prononça ces mots délibérément, « … de ce que ma sœur sait de la répartition des troupes wisigothes et de leurs plans de guerre. »
Son regard se riva dans celui de Floria, ignorant le reste de la salle : Anselm qui murmurait sur un ton inquiet avec Angelotti, les Turcs impassibles, les Bourguignons dans leurs armures malmenées par les combats, qui dépassaient pourtant en splendeur tous les autres pays de la Chrétienté.
« Florian, pour l’amour de Dieu, tu ne comprends donc pas ? Je ne veux pas causer une rupture. Mais il serait parfaitement ridicule de la restituer à Gélimer. » Cendres fit la grimace. « Et la garder en vie, ici, te fait courir trop de risques.
— Pas de ma part », interrompit avec douceur la Faris, dans un nouvel éclair de cet humour que Cendres reconnaissait comme le sien. « Le risque ne vient pas de moi. Tu oublies un détail, ma sœur. Quand la duchesse de Bourgogne mourra, alors je serai… perdue, au profit des Machines sauvages. Lorsque je deviendrai un… un canal pour leur puissance… » Visiblement, la Wisigothe cherchait ses mots : « Je crois que je serai… balayée. Jund Cendres, je veux qu’elle vive, plus encore que tu le veux toi-même ! »
L’argument porta auprès des Bourguignons ; Cendres le lut dans leurs expressions. Elle frissonna, dans le réfectoire de pierre, au souvenir de voix anciennes dans sa tête : cette sensation d’être emportée, comme une feuille dans le courant d’un fleuve, emportée et noyée.
« Je ne dis pas que tu te prépares à l’assassiner, commenta-t-elle sèchement. Misère de Christ Vert dans l’Arbre, tu aurais posé bougrement moins de problèmes si tu étais restée à l’extérieur de Dijon avec ton armée ! »
Elle entendit sans pouvoir la retenir une note plaintive dans sa propre voix. Une petite vague de rires fit le tour de la salle.
« J’entends l’horloge sonner la demie », annonça Anselm, sur un ton soulagé alors même qu’il regardait par-dessus son épaule vers la porte, comme s’il attendait l’arrivée d’un homme d’armes de Jonvelle, en provenance du rempart. « Faut prendre une décision. »
Floria joignit à nouveau ses doigts sales, les jointures tendues. « J’ai pris suffisamment de décisions difficiles dans l’infirmerie, lorsque j’étais dans la compagnie. »
Ce serait le bon moment, pendant qu’elle s’imaginait encore qu’elle avait le temps de décider.
Cendres tint sa main à l’écart de la poignée de son épée. Elle lut un éclair d’appréhension sur le visage d’Angelotti, s’aperçut qu’elle avait bougé : le corps équilibré, les pieds légèrement écartés, une posture que tout mercenaire identifierait comme une attitude de combat. Tout mercenaire à l’exception de Florian, rectifia-t-elle. La femme aux cheveux d’or était immobile, sourcils froncés.
Assez d’hommes d’armes de La Marche me séparent de la Faris pour que je ne sois pas assurée de passer. Mais je suis leur commandant, à présent, et donc…
Robert Anselm avança sur les dalles, pour se placer près d’elle. L’attention de Cendres ne varia pas : concentrée sur toute la salle, les hommes en train de discuter, les Bourguignons dont les regards passaient sans cesse de leur duchesse à leur capitaine général.
« Lui fais pas un coup en traître, grommela-t-il. Si tu forces la décision, c’est elle qu’ils suivront, pas toi.
— Si je l’élimine, elle… », Cendres ne dit pas la Faris : les noms attirent l’attention de leur propriétaire, « … peu importe, ce sera fait. »
Robert Anselm réussit à conserver une expression impavide alors qu’il observait la duchesse et les hommes d’armes bourguignons, la Wisigothe et les esclaves aux cheveux d’argent avec elle. « Si tu essaies de la tuer, déclara-t-il, tu vas déclencher une guerre civile ici. »
Cendres lança un regard furibond à l’homme à la large carrure, portant encore ce plastron germanique d’emprunt, trop grand. Il soutint l’assaut avec des yeux noisette qui ne cillaient pas.
« Alors, la toubib sera foutue, dit-il. La Bourgogne sera foutue aussi. Si tu déclenches une guerre civile dans Dijon, la Bourgogne s’achève ici, ma fille. Les enturbannés nous réduisent en charpie : merci, bonne nuit. Et ces saloperies de créatures créent un nouveau monstre dans vingt ans, et il n’y aura rien pour les arrêter. »
Ses mots détachèrent l’attention de Cendres de la Faris : elle vit ce qu’elle avait refusé de voir et se dit simplement : Non, il ne restera rien : pas de lignée de Bourgogne. Il y aura un massacre, comme à Anvers et à Auxonne. Ensuite, les Machines sauvages réussiront automatiquement dès qu’elles feront une tentative, parce qu’il n’y aura plus rien qui soit en mesure de les arrêter.
« Oh, putain… » souffla Cendres.
Elle se frotta les yeux, meurtris par la lumière blanche venue des fenêtres. Ses muscles furent envahis par ce qu’elle reconnut, avec un sursaut de surprise, comme un relâchement de tension. Elle fit une grimace. Qu’est-ce qui me fait tellement plaisir ?
La réponse se présenta immédiatement à son esprit :
Ce n’est pas à moi de prendre cette décision.
Elle se sentit pleine de dégoût pour elle-même. Elle secoua la tête, cynique. Le dégoût n’était pas aussi fort que le soulagement. Son esprit la harcelait ; il ne décelait aucune faille dans le raisonnement de Robert Anselm, et lui répétait : Ce n’est pas à toi de prendre cette décision, il faut que ce soit Florian, et tu ne peux pas te disputer avec elle sans tout perdre…
« Oh, la ferme ! » dit-elle en aparté. Elle vit le visage surpris de Robert Anselm. « Non, pas toi. Oui. Tu as raison. J’aurais préféré que tu aies tort. »
Et j’aimerais savoir si je pense vraiment ce que j’ai dit.
Cendres fit un geste en direction de Florian : « À toi de décider. »
Les sourcils d’or sombre de la duchesse s’abaissèrent. Son expression laissait clairement deviner qu’elle avait perçu la pleutrerie morale de Cendres. Celle-ci détourna les yeux et se retrouva en train de regarder sa jumelle.
La Faris se tenait toujours près de la table du réfectoire. D’un doigt, elle suivait sans trêve le grain en relief du bois décapé. Elle ne faisait aucun autre mouvement. Elle ne regardait pas la chirurgienne duchesse.
Est-ce que j’aurais pu venir ici, comme elle l’a fait ?
Cendres ne s’autorisa pas à regarder du côté de Violante ou d’Adelize.
Floria s’essuya le visage de la main, avec un geste que Cendres connaissait bien pour l’avoir vu en cent occasions sous les tentes de chirurgie. La duchesse poussa un profond soupir. Son regard ne quêta le secours, l’approbation, ni le soutien de personne autour d’elle.
« J’ai des patients ici, à l’infirmerie, annonça Floria. Je serai auprès d’eux. » Elle fit signe à Olivier de La Marche d’avancer. « Vous et Cendres, interrogez la Faris. Nous nous réunirons de nouveau à nones[54] pour discuter de ce que vous aurez appris. »
On entendit un soupir de soulagement. Cendres ne put déterminer de qui, parmi les hommes – John de Vere, Bajazet, La Marche, Anselm – il émanait.
La Faris s’assit lourdement sur le banc de bois, à côté de Violante. Sa peau avait pâli à tel point qu’on aurait pu la prendre pour une femme atteinte d’une maladie incurable ; elle avait de grands yeux sombres dans des orbites caves.
« Si je ne suis pas à l’infirmerie, je serai à l’aumônerie ; ils voulaient me parler des réserves de nourriture, dit Floria del Guiz sans emphase. Quand vous aurez des nouvelles en provenance du rempart, venez me trouver. »